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D’un Principe d’Innocentation Texte de Roger Dadoun

5 Septembre 2012 , Rédigé par laurent rompteaux Publié dans #infos

 Nous venons de recevoir ce texte de son auteur

A lire absolument, les remarques et commentaires sont évidemment les bienvenus.

Merci à lui pour cet envoi

 

                                               D’un Principe d’Innocentation

                                               essai psychanalytique

 

                                                          Affaire Sofitel-Carlton :

                     (DSK) - Assomption de l’Innocence

 

    Roger Dadoun

 

 

 

 

Trop lourd le titre, pour un si court article! C’est qu’il s’agit, justement, de lui donner du lest, pour le charger d’un minimum de gravité, compte tenu du sujet annoncé, attendu graveleux. Voici donc cette modeste chronique d’imagination qui se met à jouer au boeuf, grenouillant de diverses façons pour se hisser en “essai” – qui se promeut, électoralement, du terme fort de “Principe”, que l’on sait capable d’enfler en véritables traités (le principe Espérance de Ernst Bloch, le principe Responsabilité de Hans Jonas). S’affirmant “psychanalytique”, le dit “essai” tente de placer son “principe d’Innocentation” aux côtés des deux grands principes de la pensée freudienne, usés jusqu’à la corde sans jamais se rompre : le principe de Réalité, le principe de Plaisir – vases communicants et deux fois mille plateaux oscillants de la condition humaine, à l’oeuvre depuis l’origine des temps, et insatiable cha-cha-cha dans notre frustrante ou jouissante expérience quotidienne.

 

                            Des Innocentations

 

On aurait pu parler d’“innocentement”, pour désigner la restituation de son innocence  à un sujet marqué au sceau infamant de la culpabilité, qu’elle soit fondée ou hallucinée; mais le terme jouit d’une trop visible et trop râleuse et expéditive connotation juridique (“mille excuses, disent les juges s’en retournant désinvoltes à leur terrain de golf, on s’est trompés, oui – mais tâchez quand même de vous tenir tranquille”!). Au contraire, le mot rare d’“Innocentation” (l’exemple le plus souvent cité se ramène aux “lettres d’innocentation” par lesquelles Louis XIV accorda son pardon au prince de Condé qui avait pris les armes contre le Roi), qui rime opportunément sur notre registre de recherche avec “placentation” (riche de toute la puissance du placenta, tremplin du Naître), présente l’avantage de nous renvoyer au domaine psychologique, aux processus infantiles et au travail de l’inconscient.

Trop préoccupée de chercher les “coupables” (vice d’époque et de culture, obsédées d’incestes et de meurtres du père, sans compter les criminalités massives proliférant en massacres), la psychanalyse n’a guère pris en compte le processus de l’Innocentation. Une rare et toute dernière occurrence nous est offerte par le psychanalyste Albert Ciccone, qui a consacré ses principales recherches au “bébé” et à la culpabilité : analysant, dans sa préface au recueil collectif de Blandine Faoro-Kreit, Les enfants et l’alcoolisme parental * (Erès, 2011), les “fantasmes de transmission” dominés par la honte et la culpabilité dont le sujet  souffrant cherche à se décharger sur “un autre, un parent, un ancêtre”, il précise qu’“un tel fantasme a d’abord une fonction d’innocentation: le sujet n’y est pour rien, puisque la tare /alcoolique/ a été transmise par un autre.”  

La position alcoolique, qui n’a rien de particulier, peut être généralisée, et l’Innocentation s’aligner sans complexe aux côtés des “valeurs” Espérance et Responsabilité et des “principes” de Plaisir et de Réalité. Ces derniers vont de soi. Freud s’est contenté de puiser dans le fond commun de l’humanité, mais en leur donnant des assises libidinales fortes et contrastées et des compétences renouvelées. L’Espérance soutient pour sa part un considérable travail sur le temps, elle manipule les rapports mouvants existant entre passé, présent, futur; “deuxième théologale”, telle que la décrit Péguy dans Le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu,  elle épate jusqu’à Dieu lui-même – mais on peut constater à vue d’oeil qu’elle en fait un peu trop, et que c’est tout juste si elle parvient à balayer devant sa porte les miasmes du présent, sans le rendre véritablement supportable. La Responsabilité est cette “patate chaude” au fumet d’autorité hiérarchique que l’on se repasse de main en main, s’en targuant pour mieux l’abandonner entre celles des plus laborieux et vulnérables, mobilisés et assujettis qui en paient cher le prix.

L’Innocentation mène bien au-delà de ces “valeurs” idéologiques et de ces principes tautologiques. Elle s’exerce sur ce socle primordial qu’est l’Innocence, celle que l’on retrouve à l’origine d’innombrables mythes (Jardin d’Eden, innocence adamique, âge d’or, “bonté naturelle” de l’homme), et que l’on peut tenir pour une des “données immédiates de la conscience”, arrimée à l’inconscient – bref : une donnée immédiate de la vie même. Ressort et ressource énergétique  assurant une fonction constante et déterminante dans l’économie psychique, l’Innocentation s’emploie à tenir à distance, sinon toujours en échec, les assauts de la culpabilité - elle est l’eau de jouvence de la personnalité profonde.

Deux indications sommaires signalent son ancrage primaire dans la structure humaine : 1. on dit couramment de quelqu’un de “naïf”, voire de “simple” ou d’“imbécile”, qu’il est “innocent comme l’enfant qui vient de naître”; 2. nul animal, par ailleurs, ne saurait être tenu pour coupable de quoi que ce soit (mis de côté quelques délires culturels). L’innocence témoigne donc pour une continuité biologique-instinctuelle menant de l’animal à l’homme. Elle persiste en dépit de la catastrophe créatrice que constitue l’accès de l’homme à la conscience et à la parole – toutes deux impensables quoique (ou parce que ?) substance et création de la pensée, et sources de culpabilité quoique seules aptes à la défalquer. On peut imaginer que c’est la perception d’une innocence “pure” dans l’être du nouveau-né (s’il faut en croire, entre autres, la légende et le rite de l’enfant Jésus dans la bergerie au milieu des animaux) qui suscite et soutient la tendresse de l’adulte, assurant ainsi la survie de l’enfant et par là même celle de l’humanité.

Animalité et innocence néo-natale s’inscrivent en traces diverses, confuses et fragiles, dans le processus d’Innocentation. Peut-être même contribuent-elles, si l’on ose pareille hypothèse, à limiter à sa racine le traumatisme et l’angoisse d’une catastrophe originaire créatrice de l’humanité – trauma de la naissance de l’homme. (L’image d’une catastrophe originaire se donne à voir, sous divers habillages, dans les visions de Freud, Ferenczi, Reich, et de quelques autres.) Comment enfin, annonçant ici un dossier “utopie”(1), ne pas mettre en lumière l’une des fonctions majeures de l’Innocentation, qui est de relancer et nourrir en permanence le désir d’utopie, et de se retrouver, sous “les habits neufs de l’empereur” d’Andersen (utopie nue!), à la source vive (libidinale, érotique) des constructions utopiques, fondées pour la plupart sur la reconnaissance et l’exaltation d’une innocence originaire et souveraine de l’être humain ? 

 

 

                       Assomption de l’Innocence

 

Les analyses qui précèdent n’ont rien … d’innocent. Elles visent, retombant sur nos plus prosaïques ou animales pattes – moins dure sera la chute! – à nous interroger sur la promesse du titre, et à “essayer” de voir ce qu’il en est d’une Assomption de l’Innocence mise à l’épreuve d’une personnalité toujours “présumée innocente”, (DSK) et mise ici entre parenthèses. Ce texte ne traite donc pas de l’affaire DSK*  - que je préfère nommer, en toute rigueur, “affaire Sofitel-Carlton”, puisqu’en ces deux espaces immobiliers se distribuent “objectivement” tous les mystères. La référence à DSK, et à distance de ce dernier, n’intervient que comme énigme “psychologique” (“comment un “puissant” a-t-il pu en arriver là?”).  Parodiant la conception frauduleuse car toujours bafouée (les médias s’en donnent à coeur joie, impunément) de “présomption d’innocence”, je fais ainsi intervenir la notion d’“Assomption de l’Innocence” -  d’inspiration psychanalytique, peu élaborée à ce jour, l’obsession de la culpabilité et de la pénitence demeurant une référence écrasante de notre culture.

 

                 La présomption d’innocence : un chiffon tagué troué

 

La notion de “présomption d’innocence” occupe un vaste espace juridique, hétéroclite et confus, tagué et troué de toutes parts par les ruses, artifices et distorsions d’une pléthore de protagonistes : témoins, policiers, avocats, magistrats, médias, victimes. Elle est censée s’en tenir aux “faits”, préemptant un principe d’objectivité dont on ne perçoit à vrai dire que des constructions aléatoires, fluctuantes, montées de bric et de broc, bancales. L’affaire Sofitel-Carlton, toujours en cours et qui réserve encore quelques “gracieuses” surprises, en est l’illustration,. Elle n’est rappelée ici, dans une perspective psychanalytique,  qu’en raison de l’implication surprenante et à multiple facettes de la personnalité de DSK. Ecartant la surface chiffonnée et trouble qu’est la “présomption d’innocence”, il paraît légitime et nécessaire de s’interroger sur ce qui a pu fonctionner à la source de  l’acte sexuel – puisque c’est celui-ci qui demeure, inexorablement, la donnée centrale, pratiquement occultée ou rhabillée, de l’affaire. Occultée et évincée,  en dépit ou du fait des débordements exhibitionnistes, exprimés en caricatures graveleuses, puritaines ou coquines, allusions effarouchées ou clins d’oeil complices - alors qu’il conviendrait de s’intéresser à la structure de base des motions pulsionnelles, communément reconnues comme étant au pivot de la construction juridique. On en vient ainsi, parodiant en la redressant l’expression diffuse et galvaudée de “présomption d’innocence”, à mettre en avant le principe d’une “Assomption de l’Innocence” – les deux termes, pris dans leur plus stricte spécificité, servant à désigner des états psychiques racinés profond, impérieux, universels, jouant un rôle déterminant dans la formation et l’orientation, non seulement des comportements individuels, mais des visions du monde elles-mêmes.

 

                                               “Pervers polymorphe”

 

            Juridisme écarté, “Innocence” désigne une certaine qualité du rapport de l’individu à la sexualité, telle notamment qu’on peut en suivre les parcours et manifestations en psychologie de l’enfant. Ce dernier est censé ignorer la réalité sexuelle, il est déclaré immature et incapable de contrôler et encore moins de maîtriser (il est la cible d’une avalanche d’interdits sévères) les motions, gestes, jouissances que suscitent et commandent les différents organes et leurs valences sensibles – nous évoquons là les “zones érogènes”, support des phases de la libido (orale, anale, phallique, etc.), étant entendu que le corps entier  est Corps d’amour, comme l’écrit et le détaille le penseur américain Norman O. Brown*. Pour qualifier l’enfant parcourant toute la gamme des motions libidinales, Freud a utilisé  l’expression, écho sans doute du langage psychiatrique de l’époque, de “pervers polymorphe”. Expression aussi pertinente que désastreuse : la mention “pervers”, idéologique et  trouble, l’a emporté sur l’exacte qualification de “polymorphe”, qui offre un tableau organique et libidinal propre à l’observation, début de toute science, et permettant d’établir avec une suffisante précision que c’est l’ensemble des organes, tissus, fonctions du corps et leurs fantasmes adjacents qui entrent en scène et en jeu et si possible en faveur dans l’acte sexuel.

“Innocent” chez l’enfant, l’adjectif “polymorphe” devient chez l’adulte substance de “perversité”, grevée d’une culpabilité frappant pratiquement toute la gestuelle sexuelle : masturbation, sodomie, fellation, voyeurisme, exhibitionnisme, fétichismes, etc. Or tout (récits, témoignages, observations, analyses et auto-analyses, etc.) donne à penser que ces différentes modalités font, dans toutes les sociétés,  à toutes les époques, sous des modèles, formes et proportions diverses, partie intégrante de la sexualité. De par sa structure organique féconde en productions et arborescences psychologiques (sans parler de la vie même), toute sexualité ne peut être que “polymorphe”. L’acte sexuel le plus élémentaire est un montage, un blason, une armoirie de pièces et motions “perverses”, pour la plupart inscrites à l’encre sympathique (en tous sens du terme).

 

                                       Un processus d’Innocentation

 

            “Perverse” et “polymorphe”, la sexualité – “empire des sens” - l’est impérieusement, tout au long de la vie. Il faut donc faire avec. Soumis non moins impérativement aux contraintes de l’éducation qu’au respect légaliste des normes régissant la société,  on s’efforce, dans la mesure du possible (quelle mesure? quel possible?) d’exercer une certaine maîtrise, à l’aide d’une panoplie d’instruments culturels (“valeurs” aujourd’hui pléthoriques, moralités et tabous) à l’efficacité variable. Pour les uns ça marche, au moins apparemment - pour d’autres, “destinés” à commettre la “faute” et à entrer en “délinquance”, non. Mais il se trouve que, comme tant d’autres “manoeuvres”” infantiles, le processus d’“Innocentation” résiste, persiste. Tout sujet y a recours, plus ou moins inconsciemment, pour lutter contre le sentiment quasi inévitable de culpabilité que mouline kafkaïennement la culture, et pour se dédouaner face à une fatalité contre  laquelle il ne peut rien. Comment,  dès lors, ne pas être en “sympathie  au sens fort (sentir avec, souffrir avec, pactiser) avec sa propre motion pulsionnelle, qui demeure logée au plus profond de soi, sans qu’on puisse rien y faire. (Ainsi  en va-t-il,  au vu d’affaires récentes, de prêtres pédophiles, qu’un irrésistible désir - en dépit des lourds barrages dressés par une pratique religieuse assidue, la pression massive du corps de l’Eglise, la présence en incarnation du corps souffrant du Christ, etc. - contraint à laisser en quelque façon venir à eux les petits enfants (“Sinite parvulos venire ad me”) - et non l’inverse: aller, eux, vers l’enfant, sous couverture inconsciente d’innocence et lustration par les eaux baptismales de l’Innocentation.

Le mouvement pulsionnel est, de force, pris en charge par le sujet – on  est en droit de dire qu’il l’assume. Comme pour toutes les ambivalences sexuelles, le terme d’“assomption” présente l’intérêt de couvrir les deux faces du processus : assumer activement, par un passage à l’acte, le mouvement pulsionnel visant la satisfaction; assumer (à mauvais escient mais à bon inconscient ?) l’“Innocence” valorisée en tant que source “naïve”, “im-pénitente” (soustraite au “péché”) – mais pour la société, à vocation inverse, pécheresse, “morbide”  (dans le film de Fritz Lang,  M (1931), le Meurtrier – l’extraordinaire Peter Lorre – décrit en termes saisissants cette “assomption” devant le tribunal des hors-la-loi).

 

Le pouvoir “innocentise” selon qu’il infantilise

 

            La notion d’“Assomption de l’Innocence”, fondée sur la fonction d’Innocentation de la structure humaine, est de nature à éclairer une certaine forme de comportement manifestée à l’occasion de l’affaire portant le nom de DSK – non pour singulariser ce dernier, comme  s’est ingénié à le clamer le charivari idéologique, moralisateur et mercantile des cohortes d’intervenants (on pourrait en tirer une anthologie de la bassesse et de la bêtise, de la haine et de la honte), mais bien au contraire pour en souligner la banalité: banalité massive d’une “perversité polymorphe” qualifiant une structure anthropologique native, élémentaire, de l’activité sexuelle.  On est amené de la sorte à reprendre l’interrogation psychologique cruciale posée quasi unanimement au tout début de l’affaire : comment une personnalité disposant d’un pouvoir exceptionnel à tous égards - économique (FMI), politique (“DSK président!”), culturel (universitaire), social (renommée, richesse) - a-t-elle pu “ en arriver là”, passer à l’acte avec une telle désinvolture, alors même qu’elle se savait être, en toute lucidité, la cible d’adversaires qui guettaient la moindre faille pour l’abattre ?

Il aurait suffi, estimait-on, d’à peine un grain de contrôle et d’une goutte d’abstinence pour déjouer pièges et coups bas, et,  à l’instar des millions d’êtres humains livrés aux mêmes motions à travers le monde, continuer à vivre “Innocemment” sa “vie privée”. Il est remarquable de constater que, loin d’inciter à la prudence, à la ruse ou au détour, qui sont le lot commun, les pouvoirs  détenus par DSK agirent en sens inverse et fonctionnèrent comme une encre sympathique - révélateurs, à charge,  des deux faces de l’“Assomption de l’Innocence” : d’un côté assumer (avec fatalité ?) ses propres motions pulsionnelles chargées de risque, de l’autre assumer (avec “naïveté”?) un statut interne d’Innocence chargé d’une fonction restauratrice, équilibrante.

Deux lignes de force semblent se dessiner. D’une part le processus d’Innocentation, ressource anthropologique vitale, inhérent à l’humanité,  doit être pris en compte dans tout affect et toute position de culpabilité. D’autre part le pouvoir, qui est ensemble machine à culpabiliser et à infantiliser, se retrouve en permanence devant le dilemme posé par l’Innocentation: il infantilise selon qu’il culpabilise, il “innocentise” selon qu’il infantilise – et c’est l’“innocence” juridique même qui prend un sacré coup.

 

 

* Voir “Le juif Süss est de retour ? Un moment-calque de l’histoire”, in Cultures & Sociétés, n°20, oct.2011.

* Norman O. Brown, Le Corps d’amour,  trad. Roger Dadoun, Les lettres nouvelles, 1967.

* Conférence sur “Utopie, ou l’Inconscience de la Raison. Education, ou l’inconscient des

Raisonnables”, Cemea, Paris, 25 août 2012.

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