Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Procès Lacan

17 Novembre 2011 , Rédigé par laurent rompteaux Publié dans #infos

AFP/MIGUEL MEDINA

La fille du célèbre psychanalyste attaquait pour diffamation la biographe de son père, Elisabeth Roudinesco. Une audience hautement névrotique.

Avertissement au lecteur: cet article est garanti 100% sans jeu de mots lacanien.

 

Sigmund, reviens, ils sont devenus fous! Voilà, très succinctement résumée, l'impression que l'on a ressentie, hier, en assistant à la joute "lacanienne" qui s'est tenue devant la XVIIe chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris. On y aura vu un ancien ministre et ténor du barreau s'improviser "psychanalyste du dimanche", deux filles de Jacques Lacan se haïr polairement et un auditoire, qui devait totaliser quelques millions d'heures d'analyse à lui seul, pousser des petits "Oohhh!" d'indignation sur les bancs réservés au public. Tout cela pour huit petits mots...

 

Reprenons. A l'occasion du trentième anniversaire de la mort de Lacan, disparu en septembre 1981, l'historienne de la psychanalyse, Elisabeth Roudinesco, a publié un petit ouvrage intitulé Lacan, envers et contre tout (Seuil), dans lequel on pouvait lire cette phrase: "Bien qu'il eût émis le voeu de finir ses jours en Italie, à Rome ou à Venise, et qu'il eût souhaité des funérailles catholiques, il fut enterré sans cérémonie et dans l'intimité au cimetière de Guitrancourt." A sa lecture, la fille chérie de Jacques Lacan, Judith Miller, s'étrangle: jamais, ô grand jamais, selon elle, son père n'a émis le désir d'être enterré selon le rite catholique! Blasphème! Diffamation! Procès! Judith Miller réclame l'euro symbolique.

Et voilà le pauvre président Cathelin et ses deux assesseurs de la XVIIe sommés de sonder l'âme passablement torturée du psychanalyste aux célèbres cigares mâchonnés! Heureusement, il est au moins quelques points sur lequel tout ce petit monde s'accorde: Jacques Lacan était athée depuis ses 17 ans; la religion l'intéressait comme objet d'études, comme en témoigne la correspondance avec son frère Marc-François, moine de son état; mais ni dans son testament, ni dans une lettre, il n'a donné la moindre instruction pour ses funérailles.

 

Mais, on le sait, les délices de la psychanalyse résident dans l'interprétation. Et là, il faut bien le dire, le tribunal a été servi. Me Georges Kiejman, avocat d'Elisabeth Roudinesco, a audacieusement tenté de démontrer que fumer le Davidoff menait tout droit au rite catholique: "Cet homme qui portait des costumes extravagants, roulait en voiture de sport et fumait des cigares entortillés, qui peut dire qu'il n'aurait-il pas souhaité des funérailles spectaculaires? "Réponse de Me Charrière-Bournazel, défenseur de Judith Miller: "Très bien, mais, alors, pourquoi n'a-t-il laissé aucune instruction écrite? On accuse ma cliente d'avoir trahi les dernières volontés de ce père dont elle fut le "bâton de vieillesse"! D'avoir joué avec sa dépouille! C'est grave, tout de même!"

 

Alors, Me Kiejman se lance dans une psychanalyse sauvage - féroce même - de Judith Miller: "Née hors-mariage, vous avez été considérée comme un bâtarde et n'avez porté le nom de votre père qu'à l'âge de 13 ans! Toute votre vie, vous avez vécu avec cette blessure. Et lorsque votre père est mort, vous avez organisé des obsèques à la sauvette, sans prévenir personne! Et, depuis, vous pensez que ce père vous appartient exclusivement!" Pour un peu, on s'attendrait à ce que Me Kiejman demande à Judith Miller de s'allonger sur le banc des parties civiles et de se confesser. Mais celle-ci, petite femme menue ceinte d'une écharpe sombre, se contente, les yeux au ciel, de faire "non" de la tête.

On eut même droit au lapsus freudien de rigueur, toujours signé Me Kiejman: "Ma cliente, madame Lacan, euh, madame Roudinesco..." Rires entendus sur les bancs du publics, où les tenants de la Fondation du Champ freudien côtoyaient les "milleristes", prenant bien garde de ne pas se mélanger aux "roudinescistes", tandis que quelques dissidents (jungiens?) comptaient les points...

 

C'est le moment que choisit une petite voix pour s'élever du troisième rang: "Je suis Sybille Lacan, fille de Jacques Lacan et demi-soeur de Judith. Puis-je m'exprimer? "Non!", répond sèchement le président, respectant en cela strictement la procédure. La petite femme se renfrogne sur son banc. Mais l'on apprend bientôt, par la voix des avocats, que, fâchée à mort avec sa soeur, elle a évoqué, dans un livre, l'"enterrement-rapt" de son père. Et nous voilà plongés dans les Atrides du VIIe arrondissement. Résumons: Judith hait Elisabeth et Sybille, mais Sybille aime Elisabeth et Elisabeth aime Sybille... Le taux de névrose au mètre carré monte dangereusement sur les bancs de la XVIIe.

Bien vite, on a donc compris que le véritable enjeu de ce procès était ailleurs. A qui appartient Lacan? A sa fille adorée, Judith, et à son époux, Jacques-Alain Miller, exécuteur testamentaire du grand homme? Ou aux chercheurs et biographes dont Elisabeth Roudinesco, comme l'a plaidé l'avocate des éditions du Seuil, Me Bénédicte Amblard? On eût beau évoquer Hegel, "l'inconscient-structuré-comme-un-langage", les déviationnistes freudiens, le signifiant et le signifié, le Congrès de Stockholm de l'Association Internationale de Psychanalyse de 1963, les micros cachés dans les chambres d'hôtels dont se croyait victime le paranoïaque Lacan, les débats se résumaient à cette seule question: a-t-on le droit d'écrire sur Lacan, si l'on est ni sa fille ni son gendre? "J'ai consacré trente de ma vie à l'histoire de la psychanalyse et je viens d'être victime d'une invraisemblable campagne de calomnie, a calmement déploré Elisabeth Roudinesco. Il y a toujours une querelle entre les biographes et les familles. Mais quand en plus les familles sont divisées..."

 

Bref, il faut bien l'avouer, après deux heures de débats, lorsque le président a annoncé le jugement pour le 11 janvier 2012, on n'était guère plus avancé. Et l'on ne pouvait que sourire en observant notre pauvre consoeur du Monde s'escrimer à résumer cette ténébreuse affaire en 140 signes pour Twitter...

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article