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Réponses à Onfray

« Moi, j’ai tout lu !», à propos d’une interview de Michel Onfray sur Le crépuscule d'une idole. L'affabulation freudienne, Grasset, 2010.

L’interview télévisée dont je donne les liens ci-dessous vaut d’être regardée pour son poids idéologique. M. Onfray y est interrogé par un journaliste à propos de son livre contre Freud. Chaque parole mériterait commentaire et réponse mais je me contenterais de ce qui m’a frappée à première vue.
La victimisation :
Interpellé, il est vrai, par le journaliste, Onfray se présente d’emblée comme une victime de la pédophilie des prêtres, mais reconnaît qu’un évêque lui a fait des excuses. Cela nous met d’emblée du « bon côté » de la barrière, par glissement : il s’agit des victimes de la psychanalyse, chères aux anti-sectes, dont, à travers ce livre, Onfray prend la défense.
Le nazisme :
La psychanalyse est mise d’emblée du côté des grandes religions voire des fascismes (chez Onfray le glissement est facile et constant) du 20ème siècle, à côté du stalinisme et du nazisme. Mais oui, Onfray donne « toutes les preuves » dans son livre. Freud passe pour « un Juif libéral plutôt de gauche », et bien, non il a en fait négocié avec le nazisme et soutenu Goering par le biais de l’institut du même nom (il est avéré que cette affirmation est fausse. Freud a, au contraire de Jones plus tard, refusé de négocier avec Boehm, envoyé par Goering). Si ses livres ont été brûlés c’est seulement parce qu’il était juif, pas psychanalyste. (« Les Juifs gênaient le national-socialisme », précise M. Onfray, on appréciera).
Aujourd’hui comme hier, l’argent :
L’imposture freudienne est soutenue aujourd’hui par une « petite dizaine » d’individus en France qui y ont des intérêts financiers puissants. Freud, qui adorait l’argent (pourquoi alors Marie Bonaparte a-t-elle dû payer pour qu’il puisse échapper au régime en 38 s’il était milliardaire et copain avec Goering ?), se faisait payer 450 euros la séance, 5 fois par semaine !!! Effectivement, il ne doit pas il y avoir beaucoup d’analystes qui se font payer ce prix aujourd’hui… Donc c’est un complot de l’argent qui empêche que les vérités incontestables enfin mises au jour en France par Onfray aient été divulguées plus tôt. Rien à voir avec les concepts ni la philosophie, en fait… Onfray s’attend courageusement à être traité d’antisémite (il est vrai que l’idée d’un complot de l’argent en France pour soutenir Freud, le nom « juif » qui arrive pour qualifier Freud dans l’interview précisément quand on parle du nazisme, sont assez inquiétants). Mais Onfray n’est quand même pas pire que Freud qui a soutenu Dolfuss, Mussolini, Goering, alors, il ne va pas s’en faire pour si peu…
La mort :
La seule chose que Freud avait de bien : sa mort stoïque, d’autant que personne ne le supportait plus. Aimable, non ?
La morale :
Freud était immoral. Il a couché avec sa belle-sœur (Onfray en a les preuves) ; il prenait de la cocaïne donc c’était un drogué ; il prétend être un aventurier voire un conquistador dans une lettre à Fliess (c’est scandaleux) ; il a pensé que les filles hystériques étaient violées par leur père. Pour moins que cela, on l’enverrait volontiers en prison. Et un peu d’humour, Mr Onfray, ça existe pourtant chez certains philosophes, il est vrai que le populisme s’en passe en général.
La masturbation, la musique :
Freud avait des idées bizarres, il pensait que la masturbation était dangereuse pour les enfants et que les musiciens étaient intéressés par la pulsion anale, c’est évidemment « ridicule ». Onfray a-t-il lu cette exquise lettre à Abraham où Freud traite les philosophes de fétichistes ? N’est-ce pas grotesque aussi ?
Plagiat : Freud a tout pompé sur les philosophes, comme Empédocle pour la pulsion de mort ; Nietzsche, Schopenhauer, Hartman… Il n’a rien inventé, surtout pas l’inconscient. Il n’est qu’un philosophe plagiaire, déjà critiqué par Reich, Sartre, Deleuze et Guattari, Derrida (il se retournerait dans sa tombe, je crois, s’il entendait avec quoi on le met en série), et bien d’autres éminents philosophes incontestablement de gauche, comme Onfray.
Le placebo et les labos :
La psychanalyse guérit 30% des cas comme tous les médicaments, à savoir les bien-portants, c’est démontré par les labos pharmaceutiques. La psychanalyse est à égalité avec Lourdes comme prescription, la religion soigne les gens mais ça ne démontre pas que Dieu existe. Une question à M. Onfray : comment ça marche les placebos, comment opère la suggestion, ne serait-ce pas Freud lui-même qui l’a expliqué dans Psychologie collective et analyse du moi ? Bizarre aussi pour un philosophe aussi « pur » que M. Onfray de s’appuyer sur l’autorité scientifique et morale des labos pharmaceutiques en ce moment, non ? N’y a-t-il pas là des lobbys d’argent, autrement plus sérieux que les dix supposés psychanalystes français à 450 euros, qui prescrivent des molécules offensives en grand nombre et des psychothérapies cognitives en masse pour beaucoup d’argent, avec des justifications scientifiques souvent assez réduites ? Quel choix idéologique lourd de conséquences, Mr Onfray ! D’ailleurs, Freud l’a dit lui-même et vous le citez à l’appui, un jour la biochimie avec ses molécules permettra de résoudre les névroses et la psychanalyse sera inutile : ce jour de gloire est donc arrivé, Mr Onfray ?
Kant nazi :
Et j’en passe, que de perles moralistes, d’une idéologie populiste de bas étage, où l’on flatte tous les lieux communs (qu’est-ce qu’on en a à faire, de savoir avec qui couchait Freud, sauf par intérêt biographique ?), débitées avec une suffisance incroyable ! Parce que « Moi j’ai tout lu », en un seul été s’il vous plaît, en traduction française (incontestable comme chacun sait) et avec la correspondance aussi, guidé par Le livre noir de » la psychanalyse, un tissu génial de vérités, et coaché par Borch-Jakobbsen. Avec ces viatiques, on est sûr de tenir en main « toutes les preuves » !
Il y a deux ans, avec « Le songe d’Eichmann », c’était Kant qui était « compatible » avec le nazisme, « démontrait » de même Onfray, qui, là encore avait tout lu, contrairement aux professeurs de philosophie qu’il abomine. Lorsque Élisabeth Badinter lui disait que sa lecture était anachronique, et qu’en plus, il ne faisait que déformer les propos d’Hannah Arendt, il répondait juste par une petite moue. On ne va quand même pas se fatiguer à argumenter avec des philosophes sur des évidences comme le nazisme de Kant, tout de même !
Nous, pauvres dupes de la psychanalyse à sauver d’urgence, on lit Freud depuis des années, et avec l’allemand en plus, et aussi tous ses commentateurs internationaux, dont Lacan. Alors un été, ça nous paraît un peu court, Mr Onfray ! Même si vous vous prenez modestement pour « le miroir de Freud »! Remettez-vous donc vite au travail !

Geneviève Morel, psychanalyste, le 12 avril 2010

 

La psychanalyse sans illusion, par Patrick Declerck

LE MONDE | 21.04.10 |

 

e Michel Onfray, Le Crépuscule d'une idole : titre glorieux, clin d'oeil nietzschéen. Mais attention : nietzschéisme fréquentable, nietzschéisme de bon aloi, et tout de marketing bien verni. Nietzschéisme d'entre la poire et le fromage, de mauvais rires et de ces salons où, faute de penser, l'on cause toujours. Pauvre Nietzsche...

Depuis des semaines, la rumeur gronde et enfle. Les titres en "une"... Les magazines qui ne mentent ni ne se trompent jamais, l'affirment : Freud n'a qu'à bien se tenir car Onfray arrive. Car Onfray est là...

Tout de même, d'interviews militantes en confidences soigneusement dosées, on sait déjà que ce livre n'apportera rien de neuf, sinon quelques inepties que l'on avait déjà maintes et maintes fois entendues, mais qui, ici peut-être, seront un rien différemment tournées. Peut-être... Mais de révélations point.

S'il le faut tout de même, parmi d'autres : Freud aurait eu une liaison avec sa belle-soeur, Minna Bernays. Vieille rumeur colportée par Lacan, qui lui-même l'aurait tenue de Jung, auquel tante Minna - alors qu'elle ne l'avait jamais vu auparavant, lui Jung, ni d'Eve ni d'Adam - aurait fait entre deux portes des confidences...

Faut-il rire ? Ou faut-il s'interroger sur ce qui est en jeu chez ceux qui s'acharnent à se représenter Freud à la fois comme une sorte de censeur puritain et comme un débauché ? Petite débauche d'ailleurs et manque lamentable d'imagination. Tante Minna, franchement... Et la chose serait-elle par ailleurs et d'aventure avérée, cela, au juste, changerait quoi à la vérité ou fausseté relative des concepts psychanalytiques ? Très précisément, rien. Historicisme de trou de serrure...

La vérité, quelles qu'aient été ses occasionnelles pratiques d'alcôve (fictionnelles, fantasmatiques ou réelles), est que tout ce que l'on sait de Freud montre un homme qui - à tort ou à raison - se méfiait profondément des excès vers lesquels pouvait le porter son extrême sensibilité : affects, mouvements d'enthousiasme ou de colère, musique, sentiment océanique... La lecture de Nietzsche le ravissait, mais il s'en méfiait. Tout comme Goethe ne supportant pas d'écouter Beethoven, il redoutait de s'y perdre.

Je ne sais avec qui Freud couchait ou ne couchait pas, un peu, beaucoup, tendrement, passionnément, ou pas du tout, et je m'en contrefiche suprêmement, mais ce que je sais c'est que si l'on ne comprend pas que Freud était avant tout apollinien plutôt que dionysiaque, on ne comprend rien ni à Freud ni à l'essence de la psychanalyse. "La voix de la raison est basse, mais elle ne cesse que d'être entendue." Voilà le modeste credo auquel se raccrochait Freud.

Des erreurs, des non-sens, des exemples d'une criante mauvaise foi, à dresser ici la liste serait trop long. D'autres, ailleurs, s'en chargeront. Une remarque encore pourtant, la dernière : il est un instant malheureux où Michel Onfray s'est dévoilé au-delà de ce qu'il aurait dû, et bien au-delà certainement de ce qu'il aurait voulu.

Cherchant à illustrer la radicalité de son opposition à Freud, il lui vint, dans Le Point du 15 avril, cette métaphore étrange : "Il y a aussi des gens qui trouvent qu'on peut sauver quelque chose dans le nazisme. Moi, je ne défends pas les autoroutes de Hitler." Nazisme pour illustrer la psychanalyse. Hitler pour éclairer Freud. Sidérants parallèles... Michel Onfray n'a pas de chance, car c'est là précisément ce que l'on appelle un acte manqué. Une maîtrise apparente, langagière ou autre, qui, un instant, rate le mot, le coche, la marche, et trébuche, et révèle autre chose que son intention première...

Tout acte manqué est un masque qui glisse. Que Michel Onfray ait, comme tout le monde, un inconscient, n'est pas une surprise. Que de son inconscient émane un aussi douteux effluve est, en revanche, à noter soigneusement. "Allons, allons" enjoindra la conscience naïve, cette doucereuse lâcheté, cette banalité désireuse de tous les refoulements. "Allons, allons, ce n'est là, après tout, qu'un mot." Oui, un mot, rien qu'un mot. Mais ce mot-là est de trop. Et justement, il est le pire des mots... Laissons donc Michel Onfray à lui-même.

Allons à l'essentiel : pourquoi le retour une fois de plus, de cette vieille agitation ? De ces arguments recuits ? Pourquoi tant de haine ? De haine jubilatoire envers la psychanalyse ?

Essentiellement parce que la psychanalyse est un camouflet à notre narcissisme et à nos fantasmes de toute-puissance. Nous avons un inconscient et cet inconscient est source permanente et inextinguible de pulsions impérieuses et tyranniques. Cet inconscient est le véritable coeur de notre être, et toujours il nous leurre et nous manipule par de faux objectifs, des pseudo-désirs, de pitoyables rationalisations. Cet inconscient, nous n'en déchiffrons les logiques que dans l'après-coup. Et face à lui, notre moi conscient est bien faible. "Je" toujours se dérobe et nous nargue.

On connaît l'infernal, l'odieux trio : Copernic, Darwin et Freud. Trois décentrages. Trois impardonnables injures. La Terre n'est pas le centre de l'Univers. L'homme n'est qu'un animal, un animal peut-être un peu particulier, mais animal tout de même, et issu d'une longue lignée d'animaux. Et la conscience de l'homme, en dernière analyse, n'est jamais qu'épiphénomène d'autre chose. L'inconscient triomphe et nous ne sommes même plus maîtres chez nous, en nous. Comme c'est triste...

Pour terminer, au risque de faire ricaner encore les forts et beaux esprits, tous ceux qui savent "le prix de chaque chose et la valeur d'aucune" (Oscar Wilde), mais parce que la psychanalyse - n'en déplaise à certains et sans pour autant être ni infaillible, ni magique, ni panacée applicable à tous - n'est pas un exercice vain, une timide note personnelle : j'ai souffert durant plus de vingt ans d'une inhibition névrotique grave à l'écriture. Je sentais les livres en moi, ces textes possibles et impossibles que je ne parvenais pas à mettre sur le papier. Ces feuilles me tétanisaient. Devant l'horreur de ces béances, mon esprit s'engourdissait et devenait silence et informe magma...

Quoi ? Imagerie sexuelle ? Anale ? Et comment !.. Hélas, je ne suis toujours pas Shakespeare aujourd'hui. Je ne suis que Declerck. Mais à tout le moins, je peux écrire ce que j'écris. Et cela m'a pris six ans d'analyse, trois fois par semaine... Ce que la psychanalyse a changé pour moi ? Oh, trois fois rien. Seulement cette petite chose insignifiante et ô combien éphémère qui s'appelle ma vie.


Patrick Declerck est écrivain et membre de la Société psychanalytique de Paris.

 

La publication, ce 21 avril, de l’essai au vitriol contre Freud écrit par Michel Onfray est digne du lancement d’un produit culturel mainstream. Pour au moins deux raisons, il forme un symptôme inquiétant du paysage médiatique et intellectuel.

En obtenant le privilège de squatter les unes de journaux (Libération) ou magazines (Le Nouvel Observateur, Le Point…), Le Crépuscule d’une idole, l’affabulation freudienne (Grasset) marque le sacre médiatique d’un philosophe opportuniste, en même temps qu’il édifie un tombeau vain à l’inventeur de la psychanalyse.

En allant chercher des noises à Sigmund Freud, Michel Onfray rejoue une partition qu’il connaît bien : celle du philosophe dit subversif, qui s’attaque à tous les tabous – Dieu, les peines-à-jouir, les tièdes, les freudiens… Onfray s’est mis dans la peau du porte-voix des athées, des sans-grade, des jouisseurs, des libertaires, des nietzschéens éternels, de tous ceux qui proclament leur dégoût des institutions et des idées reçues. Son Anti-manuel de philosophie, ses théories sur l’hédonisme, l’art de jouir, l’art d’aimer en ont fait le penseur français le plus écouté des médias, parce que ses provocations attisent la curiosité des foules.

Ses succès ne l’empêchent pas d’assumer la posture du solitaire absolu, rejeté de tous, surtout de la communauté universitaire contre laquelle il a créé son Université populaire de Caen, sa base de repli où se construit sa pensée prolifique (il publie en moyenne deux à trois livres par an depuis le début des années 1990 !).

A la périphérie du “système”, il s’y plie en réalité mieux que personne. Même BHL vend désormais moins de livres que lui. Son Traité d’athéologie, publié en 2005, a été vendu à 500 000 exemplaires ! Son attaque contre Freud devrait à nouveau servir ses intérêts, tant elle s’inscrit dans l’air du temps.

Onfray ne prend guère de risques à dire du mal des psys : sa voix se fait simplement l’écho d’une rumeur persistante. A l’heure des théories comportementalistes, des traitements médicamenteux de la folie, de l’isolement sécuritaire, on ne sait plus que faire de la maladie mentale. La psychanalyse, ce long travail sur la psyché, s’adapte de moins en moins à la demande sociale.

Conformiste absolu, Onfray néglige dans sa charge aveugle la réalité des millions de personnes souffrant en France de maladies mentales, et méprise le travail de soignants confrontés au manque de moyens.

Par-delà ses stupides coups de griffes biographiques et conceptuels contre le théoricien de l’inconscient, Onfray refoule l’une de ses obsessions : le bien commun. A l’heure où se prépare une réforme liberticide sur l’internement psychiatrique, dénoncée par de nombreux collectifs de psychiatres, le pamphlet d’Onfray n’est que la marque de sa propre affabulation. Le comble pour un philosophe…
http://www.lesinrocks.com/actualite/actu-article/article/laffabulation-donfray/

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Pour complêter:

«Avant même sa parution, le dernier brûlot écrit par Michel Onfray contre Freud (Le crépuscule d'une idole, Grasset), fait déjà l'objet d'un violent débat. Beaucoup de bruit pour rien? L'historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco n'exagère-t-elle pas en décrivant Onfray comme un usurpateur qui réhabilite les thèses de l'extrême droite? Bien au contraire.
Les dérives de l'intellectuel médiatique ne sont pas nouvelles et méritent d'être portées à la connaissance du public. En 2009, Michel Onfray a publié une apologie de Charlotte Corday (La religion du poignard. Eloge de Charlotte Corday, Galilée). Sortie dans une relative indifférence mais plutôt bien accueillie par les médias, cette histoire est pourtant historiquement médiocre et politiquement scandaleuse. Dans ce brûlot truffé d'erreurs énormes, Onfray veut montrer que Charlotte Corday peut aujourd'hui inspirer ceux qui lassés d'une gauche impuissante et rongée par les luttes fratricides, restent fidèles à l'action et à la vertu. Marat, censé personnifier cette gauche dévoyée, est stigmatisé comme un charlatan, un fou et un dictateur... clichés colportés par l'extrême droite depuis deux siècles. En les reprenant, Onfray ignore superbement les dizaines de travaux scientifiques publiés depuis une quarantaine d'années et qui ont contredit cette image. Presque à chaque page, le lecteur se voit infliger les citations les plus haineuses, inventées de toutes pièces. Ainsi, Marat n'a évidemment jamais dit «je voudrais que tout le genre humain fût dans une bombe à laquelle je mettrai le feu pour la faire sauter» (p. 27)... Non, les élites politiques de la Révolution n'étaient pas toutes corrompues. Non, les sans-culottes ne peuvent pas être décrits comme des cannibales ni comme des sauvages. Comment Onfray peut-il réduire la Terreur à une immense giclée de sang due à des meurtriers en série comme Marat ou Sade (chap. 9)? Surtout, jamais Charlotte Corday n'a été athée ni libertaire, mais une noble défendant une conception conservatrice des rapports sociaux et de la religion! Michel Onfray se rend-il compte que la quasi-totalité de ce qu'il dit provient de Mémoires ou d'écrits apocryphes pour la plupart publiés au 19e siècle par l'historiographie catholique et royaliste?
Mais est-ce un hasard? La Charlotte Corday qu'Onfray cherche à ériger en modèle n'a jamais existé... sauf sous la plume des déclinistes proches de la droite fascisante qui comme Onfray aujourd'hui, suggéraient qu'il était possible de sortir de la crise des années 1930 à coups d'antiparlementarisme et d'appels à la violence. Lorsqu'elles sont commises par un des auteurs les plus médiatiques et les plus aimés du grand public, ces révisions de l'histoire et ces dérives idéologiques sont susceptibles d'être dangereuses. Elles doivent donc être dénoncées avec la plus grande fermeté.»

Guillaume Mazeau, maître de conférences à l'Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne,

Institut d'Histoire de la Révolution française et membre du CVUH.

Auteur du Bain de l'Histoire. Charlotte Corday et l'attentat contre Marat (1793-2009), Seyssel, CHazmp Vallon, 2009

 

Lettre au «philosophe de gauche qui me séduisait»

Dominique Lanza, psychologue clinicienne, suivait Michel Onfray «avec une certaine sympathie» depuis des années. Considérant qu'aujourd'hui, son «ouvrage porte un tort irréparable à tous ceux qui pratiquent une psychanalyse populaire que [Michel Onfray ignore] superbement», elle lui adresse une lettre.

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Monsieur Onfray,

Psychologue clinicienne, formée à la psychanalyse, j'ai écouté l'émission «Du grain à moudre» sur France Culture le 22 avril. J'avais eu l'occasion de vous entendre à plusieurs reprises et de vous voir aussi, lors d'émissions télévisées. Le philosophe de gauche me séduisait, l'université populaire complétait le tableau de l'homme qui met ses actes en conformité avec ses idées, bref, je vous suivais avec une certaine sympathie.

Quelle n'a pas été ma déconvenue à l'écoute de cette émission dont il ressort que vous semblez penser que la psychanalyse se circonscrit aux textes et à la personne de Freud, à un petit nombre de ses disciples (particulièrement des lacaniens) et à quelques quartiers parisiens.
A l'homme qui a crée l'Université populaire de Caen, je dois dire que son ouvrage porte un tort irréparable à tous ceux qui pratiquent une psychanalyse populaire que vous ignorez superbement. Je ne parlerai pas du contenu de votre ouvrage, d'autres l'ont fait et le feront. C'est son extériorisation médiatique qui me heurte, par les arguments que vous avez choisi de présenter, par le texte de la quatrième de couverture.

Au philosophe de gauche qui, je cite, dit : «Mon propos c'est de faire un travail sur Freud dans son temps, je ne parle pas des patients ce n'est pas mon propos», je réponds que nous qui travaillons au plus près de la souffrance psychique et sociale, nous occupons précisément des patients. A l'heure où nous luttons pour tenter de maintenir une qualité de soin qui laisse à la personne sa place de sujet face à une rationalisation du vivant que le néo-libéralisme promeut, vos propos viennent accréditer l'idée que nous sommes tous fourvoyés dans une lecture dépassée et malsaine de l'humain, guidés par un gourou falsificateur. Or Mr Onfray, l'inconscient existe, nous en avons chaque jour la preuve dans notre pratique, auprès des plus démunis aussi. Mon propos n'est pas de relayer ici, les conflits de territoire qui animent les débats entre les promoteurs des thérapies comportementales et cognitives (TCC) et les défenseurs de la psychanalyse, les deux pratiques ont leur place. Le problème est que les thérapies comportementales et cognitives, au-delà de la validité plus ou moins grande de leur pratique, se trouvent répondre davantage à l'idéologie néolibérale en réduisant l'humain à un segment de comportement et la psychothérapie à un conditionnement technique. En disant que la psychanalyse équivaut à un effet placebo (30 pour cent d'effet thérapeutique), vous annexez l'humain au quantifiable comme le font les tenants de l'idéologie libérale. Si politiquement vous êtes où vous le dites, vous vous trompez de cible.

Les 450 euros (honoraires perçus par Freud pour une consultation selon votre calcul) que vous mentionnez à l'envie dans toutes vos interventions, laissent penser aux personnes étrangères au milieu psychanalytique que c'est aujourd'hui ce qui se pratique. Vous demandez avec une naïveté, j'en suis convaincue, non feinte: «est-ce qu'il y a vraiment une classe modeste chez des psychanalystes avec des tarifs concurrentiels?» A croire que vous n'êtes que peu informé et que vous ne savez pas que la psychanalyse se pratique dans les dispensaires depuis longtemps déjà puisque vous préconisez par la suite, de le faire. Quand votre interlocuteur vous informe de la gratuité de certaines consultations de psychanalystes, vous lui opposez: «Alors ce ne sont pas des psychanalystes» preuve que vous ne vous êtes pas intéressé à ce qu'est devenue la psychanalyse, comme si elle n'avait jamais, avant vous, été questionnée. Pensez-vous, Mr Onfray que les royalties que peuvent rapporter certains ouvrages à succès soient le lot commun des droits d'auteurs ?

Nous les praticiens de l'hôpital public, formés à la théorie psychanalytique, sommes mis en difficulté par votre ouvrage. Vous discréditez sans nuances et sans états d'âme tout un milieu professionnel qui travaille au quotidien avec les plus vulnérables et dont le salaire hebdomadaire correspond à celui que vous indiquez pour une séance d'une heure! Qui affabule?

Quand vous citez le livre le journal d'Anna G, bel exemple de vanité bourgeoise et de luxe introspectif, selon la description que vous en faites, vous assimilez tous les patients qui font une démarche analytique à un milieu, une minorité, cela ne dit rien de ce qu'est cette pratique aujourd'hui. Cette référence a pour seule fonction de présenter la psychanalyse comme réservée à des nantis et ce au mépris de la vraie souffrance, celle que vous prétendez vouloir défendre, celle qui s'exprime auprès de nous les psy. Et vous parlez de la «brutalité libérale aujourd'hui»! Qui construit une légende dorée pour les tueurs de Freud comme les amis des auteurs du Livre noir aiment s'appeler eux-mêmes?

A quel titre et de quelle place voulez-vous, comme vous le dites dans l'émission, «revaloriser le métier de psy» et «refonder la psychanalyse»? «C'est un livre que j'aimerais qu'il puisse servir à ça, refonder la psychanalyse de manière postfreudienne.... des  psychothérapeutes qui soient soucieux de repenser une psychanalyse post freudienne qui soit elle capable de soigner les gens gratuitement dans les dispensaires.» Mr Onfray, dans quel monde vivez-vous? Tout cela existe depuis bien longtemps. Que connaissez-vous réellement de nos métiers, de nos pratiques et de nos patients?

Une chose, entre autres, que la pratique individuelle de la psychanalyse nous fait découvrir, est notre propre ambivalence. Elle peut parfois se révéler par des actes manqués. Ils sont une richesse, ils disent notre fragilité et nous éloignent de l'illusion du savoir. C'est peut être au rang de cette fragilité là qu'il faut ranger votre présentation de l'ouvrage, un acte manqué, sinon personnellement, au moins politiquement. Vous qui aimez vous revendiquer de Nietzsche pour dire que toute œuvre est la forme déguisée d'une autobiographie, qu'en est-il ici de votre propre ouvrage?

La  quatrième de couverture de votre livre est une injure au travail intellectuel, en l'acceptant, vous cédez aux sirènes de la rentabilité éditoriale, au risque de révéler n'être plus que marchandise de votre éditeur.
En espérant vous retrouver sur un terrain moins médiatique et plus politiquement pensé.

Dominique Lanza.

Psychologue clinicienne.

 

Pour dénier la psychanalyse, tout est bon et, in fine, le succès assuré

Par Jean-Claude paye et Tülay Umay, sociologues.

À quoi servent Michel Onfray et l’intense campagne médiatique autour de son livre ?

Nous sommes actuellement soumis à une intense campagne médiatique autour d’un livre événement  : Crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne, de ­Michel Onfray. Selon les paroles mêmes de son auteur, l’ouvrage serait le résultat de cinq mois de lecture, pendant lesquels, ­Michel Onfray aurait lu tout Freud et en aurait tiré un point de vue définitif. Cette prétention contraste fortement avec la multiplicité des débats contradictoires entre les diverses écoles de psychanalyse ou, par exemple, avec le travail de Jacques Lacan qui, après plus de cinquante ans de lecture, en était toujours, lui pauvre humain, à approfondir son interprétation et à faire évoluer ses hypothèses. Alors que l’exhibition d’une telle toute puissance devrait prêter à sourire, elle est généralement tenue comme une garantie de la qualité de son travail et du caractère de « chercheur infatigable » attribué à l’auteur. Michel Onfray est présenté comme l’icône, l’image de l’incarnation de la vérité comme « toute ». Il s’offre en tant que vérité qui se fait voir, qui ne se présente pas à la raison, mais au regard, à la pulsion scopique. Son livre n’est pas destiné à penser, mais à fournir une jouissance. Il s’agit d’une vérité qui s’énonce sans vouloir se heurter, ni aux faits ni à une interprétation. Elle n’est pas relative, elle se présente comme la chose absolue. Elle n’a besoin d’aucun support, d’aucune extériorité. Elle est la Theoria qui se fait monde et qui jouit d’elle-même. Simplement, Onfray fait une fixation sur Freud qu’il réduit à une image rivale.

Sa « lecture » de Freud présente deux caractéristiques complémentaires. Sans note ni référence, elle ne doit rien à personne, elle ne se fonde formellement que sur elle-même. Il s’agit du travail d’un self-made-man. Tout ce qui est affirmé est présenté comme nouveau, n’ayant aucune filiation ni intellectuelle ni historique.

Enfin, il s’agit d’une lecture à la lettre. Si Freud a théorisé la pulsion de mort et a montré son rôle dans l’histoire des sociétés humaines, c’est qu’il est un adepte de l’abandon à ce mécanisme pulsionnel. Sa théorisation est ainsi anticipation de la barbarie nazie et porterait une responsabilité des génocides commis. Une identité est établie entre l’énonciation du mot et la chose elle-même. Comme disent les enfants  : « c’est celui qui le dit qui l’est. »

Aussi, Freud, en faisant du meurtre du père imaginaire, donnant existence à un père symbolique, un principe fondateur d’une société spécifiquement humaine, aurait assassiné Moïse, le père de la loi judaïque, favorisant ainsi la solution finale des nazis contre le peuple juif. Le caractère autoréférentiel de la méthode, l’identité construite entre l’utilisation d’un concept et l’intentionnalité attribuée à son auteur représentent les deux faces d’un même procédé, placé au coeur du mode opératoire utilisé par Michel Onfray  : les choses existent car il les a énoncées. L’enfant tout puissant opère un déni de la fonction du père. Il ne veut pas le tuer, mais occuper la place du père imaginaire. Ainsi, il est dans l’air du temps, comme rouage d’une machine déjà bien ­installée dans la postmodernité.

Historiquement, la psychanalyse a été combattue par les régimes fascistes et nazis, comme « science des juifs » et stigmatisée par la droite catholique, à cause de sa référence à la sexualité. Si le philosophe athée et hédoniste se trouve en une telle compagnie, ce n’est pas pour les mêmes raisons. Dans les États ­fascistes et nazis, ce qui fait lien entre les hommes est mythique. À l’ordre symbolique, au lien ­social, doit se substituer l’imaginaire. Dans la postmodernité, dont Michel Onfray est un héraut, ce qui explique sa grande médiatisation, tout ordre symbolique, même imaginaire, doit être anéanti. L’enfant tout puissant, figure centrale de cette nouvelle période historique, ne peut connaître aucune limite. La dimension sociale de l’humain est déniée. À l’ordre de l’ancien testament qui repose sur la gestion de la ­violence, Michel Onfray oppose une humanité hédoniste, uniquement habitée par la pulsion de vie, orchestrée par un dieu païen prônant une jouissance sans limite. Si on n’est pas aveuglé par cette notion d’un dieu solaire, on retrouve là la spécificité des valeursde la postmodernité.

Actuellement, la psychanalyse est particulièrement attaquée. La Grande-Bretagne est à la pointe de ce combat. Un projet de loi est en discussion visant à empêcher concrètement sa pratique. Cet exemple extrême fait partie d’une tendance générale. Ce livre en est un élément.Pour dénier la psychanalyse, tout est bon  : inventer des faits, fabriquer des révélations, privilégier la rumeur face au réel. Dans cette entreprise, l’auteur est assuré d’obtenir tout le soutien nécessaire.

Ce qui est dérangeant dans la psychanalyse, c’est qu’elle repose sur le manque, qu’elle montre à l’homme qu’il ne peut être le tout. Dévoilant sa castration à l’individu, elle fait de la reconnaissance de celle-ci, la condition de l’émergence d’une parole. À l’opposé de Michel Onfray, elle nous montre que l’existence d’une société humaine repose sur l’interdiction de l’inceste, non pas du corps-à-corps dans lequel on est habitué à la penser, mais dans la ­séparation de l’individu d’avec la mère symbolique, aujourd’hui l’État maternel. La psychanalyse est un instrument indispensable pour faire face au déni de ­l’humain. Elle nous est nécessaire pour sortir d’un processus de régression qui nous ramène au stade le plus primaire du narcissisme, celui de l’auto-érotisme, de la non-­distinction entre intérieur et extérieur, dans lequel Onfray veut s’enfermer.

 

Comment nommer les extraordinaires constructions intellectuelles que sont les oeuvres de Darwin, de Marx et de Freud ? Elles ne sont pas strictement des sciences, si même la biologie, y compris contemporaine, se pense dans le cadre darwinien. Elles ne sont pas non plus des philosophies, si même la dialectique, ce vieux nom platonicien de la philosophie, a reçu avec Marx une impulsion neuve. Elles ne sont pas réductibles aux pratiques qu'elles éclairent, même si l'expérimentation vient confirmer Darwin, si la politique révolutionnaire tente de vérifier l'hypothèse communiste de Marx et si la cure psychanalytique installe Freud aux lisières toujours mouvantes de la psychiatrie.

 

Appelons "XIXe siècle" le temps qui va de la Révolution française à la révolution russe. Je propose alors de nommer ces trois tentatives géniales des dispositifs de pensée, et de dire que, en un sens, ces dispositifs identifient ce que le XIXe siècle apporte, comme puissance neuve, à l'histoire de l'émancipation de l'humanité. A partir de Darwin, le mouvement de la vie et l'existence de l'espèce humaine, irréversiblement séparés de toute transcendance religieuse, sont rendus à l'immanence de leurs lois propres.

A partir de Marx, l'histoire des groupes humains est soustraite à l'opacité de la providence comme à la toute-puissance des inerties oppressives que sont la propriété privée, la famille et l'Etat. Elle est rendue au libre jeu des contradictions où peut s'écrire, fût-ce dans l'effort et l'incertitude, un devenir égalitaire. A partir de Freud, on comprend qu'il n'y a pas d'âme, dont la formation serait toujours moralisante, d'avoir à s'opposer aux désirs primordiaux où l'enfance se passe à faire advenir ce qu'on sera. C'est au contraire au plus vif de ces désirs, notamment sexuels, que se joue la liberté possible du sujet, tel qu'il est en proie au langage, ce résumé de l'ordre symbolique.

Depuis longtemps, les conservatismes de tous bords se sont acharnés contre ces trois grands dispositifs. C'est bien naturel. On sait comment aux Etats-Unis, encore aujourd'hui, on fait souvent obligation aux institutions éducatives d'opposer le créationnisme biblique à l'évolution au sens de Darwin. L'histoire de l'anticommunisme recoupe pratiquement celle de l'idéologie dominante dans tous les grands pays où règne, sous le nom de "démocratie", le capitalo-parlementarisme. Le positivisme psychiatrique normalisateur, qui voit partout des déviances et des anomalies à contrarier par la brutalité chimique, tente désespérément de "prouver" que la psychanalyse est une imposture.

Pendant tout un temps, singulièrement en France, ce sont cependant les immenses effets émancipateurs, dans la pensée et dans l'action, de Darwin, de Marx et de Freud, qui l'ont emporté, au travers bien entendu de discussions féroces, de révisions déchirantes et de critiques créatrices. Le mouvement de ces dispositifs dominait la scène intellectuelle. Les conservatismes étaient sur la défensive.

Depuis le vaste processus de normalisation mondiale engagé dès les années 1980, toute pensée émancipatrice ou même simplement critique dérange. On a donc vu se succéder les tentatives visant à extirper de la conscience publique toute trace des grands dispositifs de pensée, qu'on a pour la circonstance appelés des "idéologies", alors qu'ils étaient justement la critique rationnelle de l'asservissement idéologique. La France, selon Marx "terre classique de la lutte des classes", s'est hélas trouvée, sous l'action de petits groupes de renégats de la "décennie rouge" (1965-1975), aux avant-postes de cette réaction. On y a vu fleurir les "livres noirs" du communisme, de la psychanalyse, du progressisme, et en définitive de tout ce qui n'est pas le bêtisier contemporain : consomme, travaille, vote et tais-toi.

Parmi ces tentatives qui, sous couvert de "modernité", recyclent les vieilleries libérales remontant aux années 1820, les moins détestables ne sont pas celles qui se réclament d'un matérialisme de la jouissance pour tenir, en particulier sur la psychanalyse, des propos de corps de garde. Loin d'être en rapport avec quelque émancipation que ce soit, l'impératif "Jouis !" est celui-là même auquel nous ordonnent d'obéir les sociétés dites occidentales. Et ce afin que nous nous interdisions à nous-mêmes d'organiser ce qui compte : le processus libérateur des quelques vérités disponibles dont les grands dispositifs de pensée assuraient la garde.

Nous appellerons donc "obscurantisme contemporain" toutes les formes sans exception de mise à mal et d'éradication de la puissance contenue, pour le bénéfice de l'humanité tout entière, dans Darwin, Marx et Freud.

 

  Alain Badiou philosophe

 

Au-delà de son aspect polémique, le livre de Michel Onfray soulève plusieurs problèmes dont il convient de ne pas lui laisser la primeur. Il serait catastrophique de laisser présenter les concepts freudiens comme une sorte d'Evangile auquel les psychanalystes seraient invités à croire sans pouvoir en contester la validité, et la psychanalyse comme une citadelle de certitudes qui ne pourrait être remise en cause que par un esprit libre l'abordant de l'extérieur. Bien entendu, Michel Onfray a tout intérêt à le faire croire car cela donne à son combat des allures de petit David défiant le géant Goliath ! Mais rappelons que certains psychanalystes n'ont pas attendu Onfray pour ouvrir le débat d'une critique fondamentale de la théorie freudienne.

Déjà, Sandor Ferenczi, compagnon de route de Freud, lui reprochait de s'être écarté de l'idée première de traumatisme personnel et d'y avoir préféré l'analyse des fantasmes, le complexe d'Œdipe, la castration et l'envie du pénis, toute chose qui lui paraissaient de moindre intérêt.

Plus près de nous, Jeffrey Moussaieff Masson (Le Réel escamoté, 1984) a mis en rapport la construction de la théorie œdipienne avec la crainte de Freud de se trouver marginalisé en prenant la défense des victimes qu'il recevait dans son cabinet. Selon cette théorie, les assauts sexuels que les patientes racontent avoir subis dans leur enfance sont des fantasmes. "Les thérapeutes pouvaient rester ainsi du côté des vainqueurs et des puissants plutôt que de celui des victimes misérables de la violence familiale", écrit Masson.

L'historienne Marianne Krüll (Sigmund, fils de Jacob, 1979) s'est quant à elle intéressée au rôle des non-dits familiaux dans la famille du petit Sigmund. Que signifient pour un enfant d'être interdit par ses parents de réfléchir sur ce qu'ils étaient, sur leur passé, leurs inhibitions, leurs transgressions ? La réponse de Krüll est  sans appel : on devient comme eux, on reproduit les mêmes comportements interdicteurs dans nos rapports avec les autres. Ainsi Freud exerça-t-il le rôle inhibiteur – il n'est pas excessif de dire castrateur – de son propre père vis-à-vis de ses disciples.

Ce qui faisait dire au psychanalyste Nicolas Abraham, comparant le fondateur de la psychanalyse à Attila : "Là où Freud passe, l'herbe ne repousse plus." Marianne Krüll arrive à la conclusion que Freud a construit un pan entier de sa théorie pour masquer des questions douloureuses qui touchaient au tabou de son propre père : parmi ces éléments de théorie, il y aurait le mythe du meurtre du père primitif, et en fin de compte, toute la théorie œdipienne avec les nombreux concepts et les élaborations qu'elle fonde.

Elle rejoint les travaux de Marie Balmary (L'Homme aux statues : la faute cachée du père, 1979) qui considère le complexe d'Œdipe comme une défense que Freud édifia pour se protéger contre l'angoisse que suscita en lui sa première découverte, celle des fautes sexuelles des pères.

Une étape récente a consisté dans l'ouvrage Questions à Freud, de Nicholas Rand et Maria Torok, que j'ai publié en 1995. Pour ces auteurs, plusieurs des "grandes découvertes" freudiennes sont en réalité un mur que leur auteur a érigé pour tenter de se masquer l'étendue d'un drame familial occulté autour d'un trafic de faux roubles. Ils placent parmi ces constructions le complexe d'Œdipe, la prépondérance donnée aux fantasmes sur la réalité, la tentation d'établir un catalogue symbolique des objets présents dans les rêves, et l'envie du pénis chez la femme. Est-ce un hasard s'il s'agit des principaux domaines que Michel Onfray se targue d'être le premier à dénoncer ?

Mais là où celui-ci conclut que Freud aurait abusivement généralisé les données contingentes de sa névrose personnelle dans une réflexion pseudo-scientifique et que ses prétendues découvertes ne concerneraient que lui, les auteurs que nous venons de citer prennent un autre parti. Pour eux, la théorisation freudienne serait partagée entre des découvertes authentiquement scientifiques et des affabulations défensives élevées abusivement au rang de concepts. Et ils concluent qu'une remise à plat de l'ensemble de la psychanalyse s'impose, pour séparer les idées freudiennes dont la valeur scientifique peut être établie de celles qui sont le reflet des petits arrangements du fondateur avec sa névrose.

Alors, une question se pose : pourquoi ces appels, émanant de défenseurs de la psychanalyse et appelant à repenser de fond en comble le projet même de celle-ci, n'ont-ils pas ébranlé le paysage comme le fait le livre d'Onfray ? Parce que la partie se joue à trois et non à deux : les travaux critiques, les institutions psychanalytiques peu enclines à les relayer (sur leur immobilisme, Onfray a malheureusement raison) et les médias.

Or ceux-ci ont changé : ceux des années 2010 semblent plutôt se réjouir de voir le freudisme contesté alors que ceux des années 1990 étaient tentés de le défendre quoi qu'il arrive. Autre élément, la formidable machine de guerre que les éditions Grasset ont mobilisée pour l'occasion. Mais on ne peut pas exclure non plus la responsabilité des psychanalystes eux-mêmes. Plus la psychanalyse est attaquée et plus nombre d'entre eux sont tentés de s'enfermer dans leur pré carré et de se draper dans leurs certitudes. Du coup, ils abandonnent malheureusement le champ de la critique freudienne à ceux qui refusent à la psychanalyse son caractère de voie d'accès unique à l'esprit humain et à ses réalisations. Alors, répétons-le : oui, la théorisation de Freud a subi le contrecoup de sa névrose et plusieurs concepts en sont directement le produit. Mais cela n'annule pas pour autant la portée d'autres de ses découvertes. Ce sont ces deux messages qu'il faut maintenir en même temps. Cette position est certes inconfortable, mais il n'y a de progrès possible qu'à ce prix. Tout le reste est démagogie.

Serge Tisseron est psychiatre et psychanalyste.

 

 

 

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